Ce moment SNCF

Très vite je repère un cul.

La fille ci a mis des leggings tellement serrés que je vois ses veines à travers. Je m’approche discret pour voir de plus près. Elle aborde un haut rose particulièrement saillant et je crains pour sa respiration. Je sais que vous comprenez.

Très vite je la perds. Un train sifflote ses derniers avertissements, une histoire de départ imminent pour Paris. Un autre me déverse un flot de voyageurs sur la face et je distingue des visages, hagards, perdus, fatigués ou aigris. Leggings disparaît.

Un bruit se fait entendre, là-bas de l’autre coté du quai. Des voyageurs pressent un employé de la SNCF et lui vocifèrent tout un tas de paroles incompréhensibles, amas de d’insultes, expressions de frustrations. Je m’approche, léger comme un chat, à la recherche d’une belle histoire, sourire à la bouche.

C’est une histoire de trains. De ces histoires qui ont émaillé la vie de nombreux abonnés de la SNCF. Des histoires faites de retards, d’annulation, de grèves, de détournements et de sévères envies de faire manger du plâtre a ses interlocuteurs.

Un maghrébin s’agite vainement et parle fort (pour des raisons d’équité raciale nous l’appellerons Chemise Blanche). Une dame hystérique bouge des épaules et lève le doigt, l’air menaçant, prête a en découdre.

Leur train a été détourné. Ils doivent aller vers Beauvais. Ils viennent de Paris mais aucun train ne dessert cette gare en partant de Creil, du moins pas aujourd’hui.

Alors on leur indique qu’il faut prendre un train à Persan. Rebelote, direction Paris. Narmol. Comptez une dizaine d’arrêts dans le sens inverse de votre direction, circulez y a rien a voir.

L’homme à la chemise semble se calmer, il se contente de postillonner sur l’agent qui lui fait face.
Femme hystérique monte une armée et cherche des volontaires. Leggings réapparaît. Je peux voir ses fesses même si elle est habillée.

C est drôle. S il y a une chose qui réunit les gens, à part l équipe de France de football, c est bien les crachats groupés contre la SNCF.

« C’est bien Beau « 
« Oh la la! »
« Hé bin dis donc on est pas rentré! »
« Mais y en marre de cette compagnie! » et j en passe de meilleures.

L’homme au képi, employé zélé et patient, aborde maintenant un air mi-cynique mi-hautain, l’air de dire : « Ça va hein! On pourrait très bien vous déporter jusqu’à Treblinka alors faîtes pas chier. « 

La situation peut partir en couilles a tout moment. Je pars faire un tour, après tout mon train arrive dans 45 minutes.. Enfin notre train si j’ai bien compris Les nouvelles indications hi hi hi. Je suis feinté par une indication voie 7 qui indique que mon train par dans… Dans il y a 5 minutes en fait. Je m’y dirige d un air résigné mais il ne s’agissait pas de départ mais d’arrivée. Ces bâtards se sont crû à l’ aéroport.

Je retourne sur le champ de bataille. Chemise Blanche agrippe le premier employé qui lui tombe sous la main, Hystérique est à deux doigts de se faire balayer par un employé SNCF, habillé de pied en cap comme le petit Spirou. Un spectacle priceless…gâché par l’intervention du gars de la sécurité et de son chien à l’article de la mort.

Je me concentre sur Leggings. Parle t-elle français ? Va t-elle aussi a Beauvais ? A l’aéroport ? Un groupe s’approche d’elle et de ses amis. SNCF Spirou se joint à eux, je ne capte rien et me concentre sur ses fesses.

Chemise Blanche balance une dernière prophétie : « Hé je parie qu en plus de ça ils vont bien contrôler nos billets. »
Le siffleur d’un train parti il y a longtemps lui répond : « Mais bien sur Monsieur. »

J’aimerai vous parler ici d’un moment spécial vécu par tous ceux qui ont eu affaire à une entreprise de service public. C est le moment SNCF.

C’est un moment ou toutes les barrières sociales tombent. La vieille aborde le jeune à casquette, l’inconditionnel du front national montre la plus grande courtoisie envers les sénégalais. Le pédophile propose même des bonbons aux adultes.

Une femme m’aborde : « Non mais sérieusement, il nous font revenir ici, pour retourner a Paris !? »
Je ne réponds pas, je n ai rien a déclarer, ni a penser.

Je foire toujours mes moments SNCF.

Nous nous dirigeons vers la voie 7. Les usagers s’installent comme à leur habitude chacun dans sa bulle mais les résidus de moment SNCF flottent dans l’air, alors très vite les conversations reprennent. Hystérique s’installe derrière moi et se met au courant des dernières actus auprès d un malien à l’air patibulaire.

Un antillais me confie son sac avant d’aller fumer et puis apparaît une femme à la coupe ras et aux cheveux d’un blanc argenté, celle que nous appellerons « Tantine Bibi ».

Tantine bibi observe, son regard interroge les panneaux à la recherche de réponses. Une voix prend la parole et détaille le chemin de croix qui nous attend pour rentrer chez nous en termes d’arrêts et de correspondances: « Tout ça!? », déclare Hystérique prête a réagir au quart de tour.

Le train avance bon gré, mal gré, je saisis ici ou là des brins de conversation: « Personne n’a un cheval à disposition ? », dit derrière moi et les gens rigolent devant.

« S’ils nous font tout ça c’est à cause du feu, des gens qui manifestent pour Gaza » déclare t-on devant moi mais la réaction se fait entendre derrière :
« Comment ça quel feu ? », puis un: « Les jeunes aujourd’hui ne respectent plus rien » lâché par tantine bibi.

« Qui veut des bonbons ? C’est à la menthe ». Tantine bibi distribue. A ses voisins d’abord, à leurs voisins ensuite.
« Alors qui veut des bonbons ? » Surfer californien sourit. « Vous voulez des bonbons jeune homme ? » il accepte, se lève, se sert, remercie, fait une blague, n est pas compris et retourne dans les oubliettes de cette histoire.

Les sourires se dessinent, même parmi les têtes de tueurs en série, même sur ma gueule enfarinée par l’incrédulité et la lassitude malgré la fatigue. Je me sens même plutôt bien, comme si ma fatigue avait décidé d’aller se faire foutre. Les blagues flottent dans l’air, tombent à plat comme les feuilles d’automne ou se transmettent comme une sale maladie. On est bien. Personne ne l’avouera jamais à ce moment là. Mais on est  bien. Sauf ceux qui ont un avion à prendre.

On peut pas dire que j’aime les gens. Mais j’aime être là, dans ce train. J’aime cette situation merdique. Cette entreprise de merde on se l’approprie tous quelque part, alors quand elle déconne on a forcément tous un avis sur la question. Par exemple, c’est comme l’avis qu’on pourrait donner sur la scolarité du petit neveu en chuchotant entre nous qu’il fera jamais mieux que de finir mendiant sur les grands boulevards. Avec ça c’est le masque figé et glacé qu’on emporte avec nous dans les transports qui tombe. C’est d’ailleurs un moment super propice pour la drague, d’ailleurs où est passée Leggings ?

Disparue.

Bref j’aime tout ce que j’ai écrit plus haut mais j’aime surtout avoir une idée d’article pour alimenter mon blog  en mode zombie depuis l’année 2013.

Les moments SNCF ne sont pas si courants que ça. Celui-ci était particulièrement savoureux car soudain un arbre est tombé sur la voie, je vous jure que je n’invente rien.

Tandis que j écrivais cet article en live, sur le fil, c est-à-dire en vivant les événements quasi en direct, un arbre est tombé sur les rails.

Kermesse Totale.

« Mesdames et messieurs nous sommes désolés de vous annoncer que suite à la chute d’un arbre nous devons arrêter le train. Veuillez ne pas sortir du train. « 

Applaudissement général dans TOUT LE WAGON.

Chemise blanche se lève. Il cogne trois fois sur la Porte avec son poing.

Je ne l’avais pas remarqué. Finalement j’ai Hystérique, juste derrière moi, Chemise blanche devant moi et tantine bibi qui balance des bonbons et des aphorismes. Je suis très bien placé.

Hystérique cherche a intervenir : « Il a quoi le Monsieur, il a quoi le Monsieur ? »

« Monsieur ça sert a rien de vous énerver », dit quelqu’un. Chemise réagit, éructe, cherche du soutien. « Oui mais ça n est pas la faute du chauffeur de train.. » ajoute un autre avec un fort accent du bled.Chemise Blanche s’esbroufe et bafouille.Hystérique ajoute: « Mais il a quoi le Monsieur ? Il a quoi ? »

« Peut-être que vous ne devriez pas réagir à tout ce qu il dit » glisse tantine Bibi.

Je réalise que quelque chose est en péril. L équilibre du moment SNCF basé sur la frustration que l’on ressent tous vis a vis de la compagnie est mis en péril par le zèle de Chemise Blanche. La violence est taboue dans notre société. Celle-ci doit être ritualisée et c’est quelque part le cas lorsqu on donne un coup de coude a notre voisin pour dire : « C est quand même de la merde cette compagnie« , puis a partir de ça, on glisse sur une discussion sur les élevages de moutons dans le Larzac. Pratiquer la violence c’est sortir du champ, c est remplacer le mur du silence par un bruit sourd et aller à contre courant.

Au fond on a tous besoin de se lier les uns aux autres. Tout ce qu’il nous faut c est un prétexte pour fendre l armure.

Ou un lubrifiant social.

« Moche, le monde est moche, je comprends ceux qui se suicident », souffle tantine bibi.

« N allez pas vous jeter sous notre train ! », lâche quelqu’un.

Chemise Blanche semble comprendre Les enjeux, il se justifie: « J ai commencé le Ramadan a 4h et je travaille depuis 5h du mat’ donc là je pète un câble ».

Une femme aux lunettes rondes et à la queue de cheval acquiesce désolée. Elle comprend. Elle a une tête a s’appeler Nathalie.

« Excusez-moi, vous vous appelez Nathalie ? »

« Euh… Pas du tout. »

« Ah, excusez-moi. »

Et je retourne dans l’anonymat.

Tout le monde se calme. Le moment SNCF est sauf.

Le train repart sous Les « aaaaaah » puis quelqu un demande : « Est-ce qu on aura notre correspondance du coup ?« 

Avant de sortir du train je ferme le bloc note de l iPhone. Femme hystérique me surplombe. Derrière elle se trouve une blonde avec un maillot de l équipe de cote d’ivoire.

Le train arrive à destination et freine petit a petit. Les moments SNCF s évaporent peu à peu dans l air. Certains essayent d’ en saisir les dernières bribes et je suis témoin d’ une conversation tout à fait saisissante impliquant femme hystérique :
« Vous venez de cote d’ ivoire ? », qu’elle demande a une blonde à l’air épuisé et aux cheveux en pagaille. Elle lui demande ça parce qu’elle porte un maillot de la cote d’ivoire. C est pas courant une blonde avec un maillot de la cote d’ ivoire.
« Non mon mari », souffle t elle du moins je crois le deviner.
« Ah la cote d’ ivoire c est un tlè tlè beau pays même » ajoute t elle. Donc voilà femme hystérique. Blanche à lunettes, robe blanche à pois… et accent africain à couper au couteau.
Ivoirienne n a pas l air d’aimer la parlotte mais les mots et les informations s échappent d’ elle comme dans une fuite, un moment SNCF dans toute sa splendeur et ex-femme-hystérique ne lâche pas:

« j y suis allé l été dernier. Oh là là c était magnifique ! Vous y allez souvent ? »

Elle répond mais de manière trop discrète pour que je puisse rapporter.

« Et votre mari il est de quel ethnie ? C est un bété ? »

« Oui »

Je me lève. Les voyageurs se pressent à la porte et les sourires s effacent. Le masque public des transports en commun reprend ses droits mais tantine bibi est à la conclusion :
« Finalement c était comme une colonie de vacances. Bon voyage tout le monde et à bientôt ! »

La colonne de voyageurs avance comme un seul vers les sorties qui vers la correspondance, qui vers la direction souhaitée au départ. Et moi je continue ma route, dans mon coin en songeant au prochain paragraphe, a cet instant dont je me suis efforcé de traduire les moments les plus frappants.

Pendant toute cette histoire j’aurai gardé mon calme. Peut être parce que je n’avais pas d’ avion à rater, peut être parce que je n’avais pas de rendez vous à assurer, plus probablement parce que tout s était déroulé selon mon plan. Prendre le train de Creil à Persan avec l’assurance d’ esquiver les contrôleurs du TER. Prendre mon train à Persan avec l’assurance de ne voir ni portique, ni tourniquet, ni contrôleur a moins de cinq kilomètres. Tout ceci en échange de temps. Quand on vole et qu on n’a personne qui nous attend a la maison, on a rien a perdre.

Tel un aventurier solitaire de final fantasy sur lequel on aurait refermé le 4e cd, d’ autres aventures m attendaient. D’ autres aventures qui échappaient a mes compagnons, d’ autres aventures qui m’ opposaient a la SNCF.

J apprenais que suite à une panne technique gare de Domont, il me faudrait prendre l inénarrable bus de substitution qui fait toutes les gares du parcours.
Ma guerre du train était finie maintenant commençait l odyssée.

Je m’armai donc de mon sabre, entourait mon front d’un ruban et criai mon cri de guerre:

 » Putain quelle compagnie a la con ! »